Une salle de classe. Un prof qui débite son cours d'une voix passablement monocorde. Le décor est planté.
Au fond, près du radiateur, un aquoiboniste penché sur sa table griffonne avec application sur une feuille à grands carreaux. Comment??? Serait-il en train de prendre des notes? Mais pourquoi? A quoi bon? A quoi ça sert?
Non, non, rassurez vous… observez donc le mouvement de sa main: ce ne sont pas là les traits fluides et réguliers du scribe, mais les coups de crayons tantôt larges et souples, tantôt petits et nerveux de l'artiste en plein travail. Non, notre aquoiboniste ne prend pas de notes: il dessine, je dirais même plus il "petit-dessine". Le "petit-dessinage" (néologisme douteux, vous l'aurez compris) est un sport qui ne date pas d'hier. Au Moyen-âge, déjà, les gens, enfin ceux qui savaient écrire, dessinaient et jouaient au pendu dans les marges - dixit une prof d'histoire spécialiste de l'époque, tombée en arrêt devant une "composition-sur-marge" particulièrement réussie. Les hommes préhistoriques aussi petit-dessinaient, d'ailleurs. Seulement, eux n'avaient pas de papier sous la main et encore moins de marge. Alors ils faisaient ça sur les parois des grottes. On se débrouille toujours comme on peut.
Enfin bref… de nos jours, le petit-dessinage est considéré comme une activité typiquement potache. Pardonnez-moi, mais cela est totalement faux. Réunion qui s'éternise, coup de fil interminable de Tante-Pipelette, conférence particulièrement soporifique… voilà de quoi faire petit-dessiner même le plus respectable des hommes majeurs et vaccinés.
Même les profs, oui, parfaitement, ceux-là même qui tentent de vous faire lâcher votre fidèle crayon à papier Ikea à grand coup de menaces et d'heures de colle, se prennent à décorer leur marges lorsqu'un conseil de classe se traîne un peu. Pas de protestations, cela s'est vu.
Dans tous les cas, l'objectif du petit-dessinage reste le même: s'occuper les mains et éventuellement l'esprit, tout en gardant l'air concentré et en évitant de s'endormir.
En effet, pour peu que vous soyez bien placé et que votre prof n'y regarde pas de trop près, il ne fera pas la différence entre une prise de note attentive et un petit-dessinage intensif. En revanche, si vous vous écroulez sur votre table, là, il risque de le remarquer.
Convaincu? Bon. Voici maintenant quelques conseils à l'usage des petits-dessineurs en herbe.
- Si votre spécialité est la caricature, évitez de vous faire choper pendant que vous caricaturez votre prof ou votre boss, il risquerait de mal le prendre (allez savoir pourquoi…)
- Si vous êtes plutôt porté sur l'art abstrait ou purement décoratif, n'hésitez pas à exploiter pleinement le support sur lequel vous travaillez: on peut faire des trucs très jolis avec des équations. Si, si.
- Bon, ne vous étendez quand même pas trop sur la table.
- N'oubliez pas de lever de temps à autre un œil vers le tableau.
- Notez tout de même un minimum de choses. Une feuille de notes sans notes du tout, ça fait quand même bizarre.
- Quand le prof dit "ne notez rien", arrêtez de dessiner, ça paraîtrait suspect…
Si malgré tout vous vous faites choper…
- Ne répondez pas "mais je vous écouuuuteuuuuuh…" D'abord, c'est plus ou moins vrai. Et même si ça l'était… vous ne ferez jamais admettre à votre prof que, tel un OS multitâche, vous êtes capable de faire plusieurs choses à la fois.
- A moins que votre prof ne soit du genre "il faut comprendre la psychologie des élèves et ne pas les blesser dans leur sensibilité" (ou ne possède un solide sens de l'humour), évitez également le discours du type "mais enfin, monsieur/madame je m'exprime, j'extériorise mon refus de la société, vous ne pouvez pas brider ainsi ma créativité!" Tout prof sensé vous demandera gentiment d'aller exprimer votre créativité ailleurs.
- Contentez-vous donc de vous excuser platement. Si le prof est très remonté contre vous, laissez passer l'orage. De toute façon, au bout d'un moment, lorsqu'il se rendra compte qu'il ne peut vous empêcher de dessiner, il se résignera.
- Bon, évitez quand même de vous faire re-prendre dans les 10 minutes qui suivent, ça fait mauvais genre.
Bon, le petit dessinage, c'est bien, mais évitez quand même de devenir accro. Je le suis, je sais de quoi je parle. Vous vous exposez à deux inconvénients majeurs…
- Si, par la force des choses (cours à moins de 5 élèves / volonté expresse du prof) vous vous retrouvez au premier rang, il peut être assez embarrassant de ne pouvoir s'empêcher de dessiner. Le prof risquerait de le prendre pour de la provocation. Peut-être d'ailleurs n'aurait-il pas totalement tort.
- Vous risquez, machinalement, de décorer vos énoncés voire même vos copies (!)
Trop tard, vous êtes déjà accro… et au premier rang. Voici quelques trucs pour vous éviter de trop fréquentes engueulades.
- 1ère solution: faire disparaître tout "instrument scripteur" (stylo, en Français) de votre table. Problème: vous ne pouvez plus dessiner, mais vous vous ne pouvez plus écrire non plus, et ça, ça risque d'attirer l'attention du prof.
- Utilisez du papier sans marges. Chez certaines personnes, cela peut suffire. Mais si vous êtes vraiment accro, ça ne vous empêchera pas de dessiner…
- Prenez des notes. Eh oui. Qui écrit ne peut pas dessiner en même temps (ou alors c'est qu'il est très très fort). Allez, courage, c'est pour la bonne cause.
- Si vraiment il est psychologiquement trop dur pour vous de vous résoudre à prendre des notes, écrivez n'importe quoi, la liste de course, des paroles de chansons , vos tables de multiplication, tout ce qui vous passe par la tête… et priez pour que votre prof ne vienne pas regarder de trop près ce que vous écrivez exactement.
- Si malgré tout vous ne pouvez toujours pas vous empêcher de dessiner, placez votre trousse + un agenda le plus épais possible + 3 ou 4 bouquins de cours format "pavé" à un endroit stratégique, de manière à interférer avec le champ de vision du prof. Bon, évidemment, ce n'est pas l'idéal, et ça ne marche qu'avec les profs qui ne bougent pas de leur chaise…mais je n'ai pas trouvé grand-chose de mieux.
- Ah, si , il y a aussi la solution du voisin. Demandez-lui gentiment de vous écraser le pied sous la table dès qu'il vous surprend en train de petit-dessiner. Inconvénients: il faut un voisin coopératif et pas trop baraqué (si vous tenez à votre pied). Si vous êtes un incorrigible
petit-dessineur, vous ne pourrez plus marcher à la fin du cours. Attention également à ne pas laisser échapper un cri de douleur et/ou coller, par pur reflexe, une baffe à votre voisin. Le prof risquerait de se demander ce qui se passe et le voisin de vous en vouloir.
Bon, vous l'aurez compris... le petit-dessinage est une activité certes tout à fait honorable, mais qui présente cependant des risques non négligeables, surtout en milieu scolaire. A pratiquer avec sagesse et précaution donc, si vous tenez un tant soit peu à votre sacro-sainte tranquillité aquoiboniste...